De la Manutention Marocaine à Marsa Maroc 100 ans d’Histoire Par Najib CHERFAOUI

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C’est un document que nous a confié Mr Najib CHERFAOUI et qu’on avait décidé de garder jalousement pour un jour exceptionnel, même si par naïveté à un certain, on avait cru bon de le partager avec la direction de Marsa Maroc pour en faire bon usage, comme célébrer au moins le centenaire de vieille institution. Celle-ci n’a malheureusement pas daigné s’y intéresser, comme à bien d’autres choses d’ailleurs.

La première cotation à la bourse de Casablanca de Marsa Maroc ce 19 juillet 2016, nous offre aujourd’hui une belle occasion pour célébrer le jour de la délivrance de cette institution du joug du public et de son retour dans les mains du privé qui en a fait tout au long de son Histoire un des joyaux de la Couronne du Royaume du Maroc et cela pendant un siècle.

Je tiens à remercier ici, Mr Najib CHERFAOUI pour ce formidable document qui grave dans la mémoire des Hommes, une si belle Histoire.

SUR UN TRAUMATISME

Par Najib Cherfaoui, expert portuaire et maritime

Une pincée d’Histoire

Dans le domaine des ports, le Maroc possède depuis le XVIIIème siècle un système de gestion, particulièrement efficace, fondé sur le principe de l’administration déléguée.

En effet, dès 1751, le futur Sultan Sidi Mohamed, alors Khalifa, confie à une compagnie danoise la conduite du commerce maritime dans les places de Safi et Agadir, y compris les douanes. Puis, en 1766, il accorde aux Espagnols le privilège du trafic des céréales aux ports de Casablanca et de Mohammedia. Enfin, en 1786, il remet à une société hollandaise la gérance du port de Larache.

Pour ce qui concerne la première moitié du XXème siècle, la construction et l’exploitation des ports font l’objet de concessions. L’entreprise Schneider Creusot se réserve la réalisation et l'équipement du port de Casablanca (1915), puis celui de Safi (1932) ; le port de Fédala (Mohammedia) est remis au groupe Hersent en 1913 ; la Banque de Paris et des Pays-Bas contrôle dès 1916 « la Société des ports marocains de Mehdya‑Kenitra », celle de Rabat-Salé et celle du port de Tanger (1921). Enfin, la firme hollandaise « Zanen Varstoep » obtient d’achever la jetée d'Agadir (1950). Les activités d'embarquement et de débarquement dans le port de Casablanca sont assurées, dès 1915, par la Manutention Marocaine (actuelle Marsa Maroc), organisme contrôlé par la S.A.G.A. (Rothschild), la Cie Générale Transatlantique (actuelle Cma‑Cgm) et le groupe Hersent. Par ailleurs, les grands opérateurs maritimes ont leurs propres équipes de dockers (stevedores) pour la manipulation des marchandises transportées par leurs navires.

La déchirure (1962)

Au début des années soixante, les recettes des droits de port sur les navires et les marchandises, ainsi que les profits que peuvent dégager les services de la manutention, finissent par attirer l’attention de ceux qui tiennent le gouvernail du secteur portuaire. Par ignorance de l’Histoire, ils tranchent pour l’élimination du régime des concessions, détruisant de manière sauvage deux siècles de travail.

De façon précipitée, toutes les concessions sont alors dénoncées et remplacées par une gestion en régie, c'est-à-dire par de simples caisses. Pour la circonstance, on met en place à titre provisoire la RAPC (Régie d’Aconage du Port de Casablanca). Mais, aussitôt, on élargit ses compétences à l’ensemble des ports ; ainsi Casablanca (1962), Kenitra et Mohammedia (1966), Safi (1967), Tanger (1969) et Agadir (1972).

En conséquence, cette phase transitoire va s’éterniser pendant plus de vingt ans. La précarité qui en découle perturbe la marche des ports et provoque de gros désordres budgétaires. Les déficits sont traités, à la fois, par le relèvement des tarifs et par les subventions de l’État. Maintenu sous perfusion financière, la RAPC handicape la compétitivité des exportateurs et pénalise fortement les usagers. Autrement dit, ses défaillances éloignent économiquement le pays de ses marchés traditionnels.

Banque Mondiale (1982)

En 1980, une sécheresse agricole persistante mobilise une grande partie du budget de l’État. Il n’est plus question de subventionner les ports. Alors, on se tourne vers la Banque Mondiale en 1982.

La Banque Mondiale accepte d’accorder un crédit, à la condition impérative de prendre en gage l’ensemble des recettes portuaires, à savoir les taxes de la manutention et les droits de port.[1] Autrement dit, elle subordonne l’attribution du prêt au regroupement des finances portuaires, notamment en termes d’unicité de domiciliation des encaissements.[2]

En réponse, l’État crée, en 1984, un guichet unique qui percevra à la fois les droits de port et les taxes de manutention : c’est l’Office d’Exploitation des Ports (ODEP), dont les statuts et l’organigramme ne sont qu’un toilettage et un rafraîchissement de ceux de la Régie des Exploitations Industrielles de 1929 (REI).

Mais, le mal persiste : « encombrement des quais, faible rendement, attente des navires, absence de concertation », et les coûts de passage portuaire ne cessent de croître. Par contre, la thérapie budgétaire proposée par la Banque Mondiale fonctionne comme prévu et l’ODEP engrange des bénéfices massifs, au grand bonheur de son bailleur.

Pour quelques euros (2003)

Toutefois, abusé par le succès de cet artifice, l’ODEP commet une erreur stratégique. En 1994, il émet le vœu de rembourser par anticipation le prêt.

Aussitôt, la Banque Mondiale dresse un état des lieux, fait le point sur la question des surcoûts portuaires et privilégie, comme solution de base, la migration de l’ODEP vers le statut d’autorité portuaire, tout en le délestant progressivement des activités commerciales que le secteur privé voudra bien prendre.

Cependant, la régularisation du dossier traîne en longueur et le ronronnement de l’Administration achève de le mettre en quarantaine.

Il faudra attendre l’année 2003 pour qu’intervienne une nouvelle impulsion. Cette fois, l’initiative vient de l’Union Européenne. Elle accorde un don de 95 millions d’euros, à condition de l’utiliser rapidement pour la mise à niveau du secteur des transports.[3] On saute sur l’occasion et, à la hâte, on réactive le dossier portuaire.

Tronçonneuse et paresse (2005)

Mais, dans la précipitation, on commet l’énorme bourde de confondre réforme portuaire et restructuration de l’ODEP.

En effet, en 2005, le démantèlement de l’ODEP est décidé sous couvert d’un tissu de trivialités brodées autour d’une trame stérile, avec en toile de fond le spectre de 50 ans d’égarements.[4]

On sépare donc le guichet en deux caisses indépendantes. La première, étatique, collectera les droits de port.[5] La seconde, de droit privé, percevra les taxes de manutention.[6] Ce qui revient à un retour vers la situation de 1984. En clair, on remplace un monopole par un autre monopole, ce qui nous éloigne singulièrement du libéralisme affiché.

Concernant la police portuaire, le texte adopté n’apporte rien de nouveau : on s’en remet à la paresse en reconduisant in extenso le code de Monsieur l’ingénieur Yves Bars (Dahir du 28 avril 1961). On oublie même de créer le « Conseil national des ports », entité basique, qui fait cruellement défaut au système portuaire marocain depuis plus de cinquante ans.


[1] Prêts accordés à l’ODEP : prêt Mor 26 57 de 22 millions de dollars (année 1985), suivi du prêt Mor 33 84 de 99 millions de dollars (année 1987). Prêt accordé à l’Etat : prêt Mor 32 84 de 33 millions de dollars (année 1991).

[2] Il est significatif de relever à cette occasion, que lors des négociations avec le gouvernement marocain, la Banque Mondiale a marqué sa préférence pour un prêt à l’ODEP plutôt qu’à l’État (prêts 26 57‑Mor de 1986 et 32 84‑Mor de 1989). Autrement dit, elle prend comme garantie les recettes du trafic ; d’ailleurs, pour se prémunir contre toute surprise, le conseil d’administration de l’ODEP s’est empressé de relever les tarifs, avec en conséquence l’aggravation de la distance économique. Le système entre alors dans une spirale financière expansive et tire une véritable rente pécuniaire de sa propre inefficacité économique.

[3] Cette aide directe non remboursable porte sur le financement du « Programme d'appui à la réforme des transports au Maroc » (secteurs aérien, routier, maritime et portuaire). La convention prévoit un déboursement selon trois tranches, respectivement 39, 36 et 20 millions d'euros, selon le degré de conformité aux critères arrêtés par l'Union Européenne. La durée d’exécution est de trois ans à partir de la date de la signature, c'est-à-dire à compter du 28 octobre 2003.

[4] Loi 15-02 du 23 novembre 2005, relative aux ports et portant création de l’Agence nationale des ports et de la Société d’exploitation des ports ; publié dans le bulletin officiel N˚5378 du 15 décembre 2005. Au comble de l’ironie, on charge l’ODEP de scier l’arbre sur lequel il est assis. En effet, en 2006 ; dans un surréalisme macabre, digne de Dali, l’ODEP prend comme aumônier le bureau d’études Eurogroup pour l’accompagner dans ce hara-kiri hallucinant, pour un montant de 700 000 euros.

[5] Agence Nationale des Ports (ANP). Dans le fond, il n’y a rien de nouveau, en ce sens que les structures de facturation existent : ce sont les Capitaineries. Son second rôle est d’accompagner, de manière simple et transparente, l’initiative privée. Pour cela, il lui suffit de réapprendre à travailler comme on savait le faire de 1913 à 1962. En clair, on reprendra à la lettre les outils d’encadrement élaborés au cours de la première moitié du XXème siècle, à savoir les contrats types de concessions portuaires, les autorisations standards pour l’exercice des activités portuaires et les modèles d’occupation du domaine public maritime ou portuaire.

[6] C’est la société d’exploitation des ports (SODEP), baptisée « Marsa Maroc » en 2007. On revient donc au principe de la Manutention Marocaine de Rothschild (MM) sous l’appellation Marsa Maroc (MM). 
En conséquence, contrairement à ce que l’on croit, l’acte de naissance de Marsa Maroc se situe non pas en 1962 mais plutôt en 1915 et que son fondateur n’est autre que le célèbre banquier Rothschild.