Port de Safi : coffrage et armatures d’un bloc tétrapode de 25 tonnes, en béton armé précontraint le long des quatre pieds ; les armatures comprennent par pied, neuf barres en acier de 20 mm de diamètre, maintenues par deux cerceaux métalliques.
Résumé : Je fais la leçon pour relever le quotient intellectuel du secteur portuaire. Le Maroc est le premier pays au monde à étudier, à expérimenter, à fabriquer et à utiliser le bloc tétrapode dans le domaine maritime à Casablanca, (Brevet déposé à Casablanca le 19 février 1951 sous le numéro 6 946). À la suite de cet essai concluant, le tétrapode rayonne dans le monde entier, du Japon à la Californie, de l’Amérique du Sud à l’Europe en passant par le continent africain. Mais de 1962 à 2009, ceux qui président aux destinées du secteur portuaire marocain ignorent totalement cette remarquable performance. Ils ignorent aussi que l’héritage marin du tétrapode fait désormais partie du patrimoine commun de l’humanité.
A-Introduction :
Pour dissiper l’énergie des vagues et atténuer leurs effets destructeurs, le désordre se révèle extrêmement efficace. D’où l’idée de concevoir des digues à bord extrêmement brisé : c’est le principe des fractaliseurs, blocs qui permettent d’obtenir, à la fois, une grande porosité et une forte rugosité hydraulique. Parmi les fractaliseurs les plus connus, il y a le cube, le dolos, l’accropode, le core‑loc et le tétrapode (du grec : tétra, quatre, et pode, pied). Ils se différencient en fonction de leur aptitude à réaliser un compromis entre des qualités généralement opposées, telles que solidité (forme compacte) et capacité d’enchevêtrement (forme allongée).
figure I‑1 : Quelques exemples d’objets fractaliseurs ; blocs artificiels destinés à former les carapaces des digues à talus : tétrapode (Maroc), core‑loc (USA), accropode (France) et dolos (Afrique du Sud). Au Maroc, la première utilisation de l’accropode date de 1985 lors du chantier de la grande Mosquée Hassan II (3 000 blocs de 16 m3 chacun).
Nous choisissons de raconter la genèse du tétrapode, eu égard à sa prépondérance dans le paysage portuaire marocain et aussi, parce que son apparition remonte loin dans le temps.
figure I‑2 : Vue d’ensemble de la carapace d’une digue à talus en tétrapodes disposés en vrac. Les tétrapodes permettent un bon écoulement de l’eau après le choc des vagues et présentent un indice des vides de l’ordre de 50℅, c'est-à-dire une excellente porosité.
figure I‑3 : Au début de la seconde guerre mondiale (1939-1945), pour barrer l’accès du pays au blindés de la Wermacht, la Suisse dispose le long de sa frontière des tétraèdres surnommés «toblerones», analogues à ceux de l’antique phare d’Alexandrie.
A. Héritage grec
Au IIIème siècle avant J.-C., l’architecte grec Sostrate Gnidien adopte des granites taillés en tétraèdres (du grec, hedra : face, plan) pour protéger le soubassement du fameux phare d’Alexandrie.
Dans la Légende des Siècles, Victor Hugo chante les beautés du phare d’Alexandrie et fait référence dans ce poème aux tétraèdres.
«Dans son Alexandrie, à l’épreuve du vent ; La haute majesté d’un phare inébranlable ; À la solidité des montagnes semblable ; Présent jusqu’à la fin des siècles sur la mer ; Avec du jaspe, avec du marbre, avec du fer ; Avec les durs granits taillés en tétraèdres ; Avec le roc des monts, avec le bois des cèdres ; Et le feu qu’un titan a presque osé créer ; Sostrate Gnidien me fit, pour suppléer ; Sur les eaux, dans les nuits fécondes en désastres ; À l’inutilité magnifique des astres».
B. Apport de la Chine
En Chine, en des temps très anciens, on fabrique des tétrapodes en bois dans un autre but. On les utilise pour retenir les débris et les boues charriés par les eaux tumultueuses du fleuve Jaune. Leur excellent enchevêtrement facilite la formation de dépôts qui se transforment rapidement en une immense digue naturelle. Les crues du fleuve sont alors retardées, laissant aux villageois le temps d’évacuer les zones menacées.
Cette idée est reprise lors d’une série d’essais réalisés sur le Rhône ; il s’agissait d’édifier en pierres lancées deux batardeaux afin de permettre la mise en eau d’une double dérivation de ce fleuve avant les travaux du barrage de Génissiat. Pour diminuer la largeur du massif d’enrochements destiné à la coupure en aval, on a augmenté la rugosité de l’ensemble par incorporation de tétraèdres métalliques. Ceux-ci, entraînés par le courant, mais retenus par un câble amarré sur le talus amont, viennent se placer sur des lignes d’arrêt fixées à l’avance contre lesquelles s’accumulent les matériaux charriés. Il s’agit de tétraèdres ouverts se présentant sous forme de quatre arêtes. Celles‑ci, de 2 m environ de longueur, se composent de cornières 70 mm x 70 mm x 7 mm.
C. Seconde guerre mondiale (1939-1945)
Au XXème siècle, en préparation à la Seconde Grande Guerre, l’ingénieur allemand Fritz Todt (1891‑1942) se voit confier la mission de concevoir un système de fortifications s’étendant du Luxembourg à la Suisse.
Sur plusieurs tronçons, il dispose des tétrapodes de 1 tonne en double rangée et les relie par des fils barbelés croisés. Les pieds mesurent 1.5 mètre de long et se présentent sous forme de pyramides tronquées à base triangulaire. Ainsi le monde redécouvre l’usage du tétrapode dans un cadre tout à fait surprenant : arrêter les vagues humaines.
En réaction, et surtout pour barrer l’accès du pays aux blindés de la Wermacht, les Suisses installent des tétraèdres surnommés «toblerones», analogues à ceux de l’antique phare d’Alexandrie.
figure I‑4 : Au début de la seconde grande guerre (1939-1945), le monde redécouvre le tétrapode pour un usage militaire tout à fait surprenant : arrêter les vagues humaines le long du «Westwall», ligne de défense couvrant la frontière Ouest de l’Allemagne. Sur plusieurs tronçons, des tétrapodes sont disposés verticalement en double rangée et reliés par des fils barbelés. Chaque bloc pèse 1 tonne et mesure 1.5 mètre de hauteur. Les pieds se présentent sous forme de pyramides tronquées à base triangulaire.
Le Tétrapode de Casablanca
Après l’expérience militaire de 1939, il faudra attendre encore vingt ans, pour voir réapparaître une application civile du tétrapode. Cet honneur revient au Maroc.
En effet, le tétrapode à usage maritime est utilisé pour la première fois au monde à Casablanca en 1950, pour la protection de la prise d’eau de mer de la centrale thermique. Ce qui nécessite la pose de 256 blocs de 15 tonnes chacun. Munis d’une épingle de levage en acier, ils ont aussi la particularité d’être en béton armé.
À la suite de cet essai concluant, le tétrapode rayonne dans le monde entier, du Japon à la Californie, de l’Amérique du Sud à l’Europe en passant par le continent africain.
figure I‑5 : Centrale thermique de Casablanca où, pour la première fois au monde, on utilise le bloc tétrapode ; 256 tétrapodes de 15 tonnes sont posés pour protéger les deux musoirs des digues du canal d’acheminement de l’eau de mer destinée à la réfrigération des condensateurs. (Photo prise durant l’hiver 1950).
En 1952, on décide d’agrandir le port de Safi. Les travaux d’extension se déroulent de 1953 à 1955. On protège alors le nouveau tronçon (200 m) de la digue au moyen de 1 450 tétrapodes en béton armé de 24 tonnes de poids unitaire ; cinquante d’entre eux, réservés au musoir, sont réalisés en béton précontraint, avec tension dans l’axe de chaque pied.
Cependant, à partir de 1959, on abandonne l’ossature en acier, pour employer uniquement du béton non armé. Ainsi, à l’embouchure de oued Sebou, on conforte les musoirs des jetées de calibrage de Mehdia (1960) à l’aide de 1 425 tétrapodes de 24 tonnes. À Tanger (1963), on procède à l’allongement de la jetée sur 100 mètres ; le revêtement se compose de 490 tétrapodes de 24 tonnes. En 1963, une violente tempête détruit le port de Martil (Rio Martin) ; on reconstruit aussitôt la jetée sur 250 m au moyen de 600 tétrapodes de 16 tonnes et on assure la défense du musoir par 150 tétrapodes de 25 tonnes chacun. En 1969, le prolongement de la jetée d’Essaouira (Mogador) porte sur un linéaire de 80 m, flanqué d’une double couche de tétrapodes.
figure I‑6 : En 1952, on décide de prolonger la digue du port de Safi de 1 200 m à 1 400 m. Au premier plan, on aperçoit les blocs parallélépipédiques de 45 tonnes. À leur suite, on procède à la pose des tétrapodes de 25 tonnes en béton armé pour former la carapace du nouveau tronçon.
figure I‑7 : Port de Safi (1952) ; à gauche, manutention d’un tétrapode ; l’anneau de levage, en acier de diamètre 40 mm, se compose d’une épingle dont les branches plongent dans le pied vertical sur une longueur de 2.25 m. À droite, coffrage montrant le dispositif d’assemblage des éléments (serre‑joints) et, à terre, au centre, le berceau sur lequel repose le premier élément de coffrage.
Les jetées des autres ports suivent, ainsi Nador (1975), Tan Tan (1978), Tarfaya (1980), Jorf Lasfar (1982), Mohammedia (1985), Asilah (1986), Laâyoune (1987), Sidi Ifni (1989), Agadir (1988), Restinga Smir (1991), Kabila (1992), Skhirat (1993), Sables d’Or (1994), Al Hoceima (1998), Saïdia (1999), Larache (2000), Boujdour (2007).
Aujourd’hui, toutes catégories confondues (soit des volumes unitaires de 6 m3, 10 m3, 12 m3 et 20 m3). On ne compte pas moins de 250 000 tétrapodes utilisés dans l’ensemble des ports du Royaume.
figure I‑8 : Port de Mehdia (1960), à l’embouchure de oued Sebou, on conforte les musoirs des jetées de calibrage à l’aide de 1 425 tétrapodes de 24 tonnes chacun.
F. De Platon à Euler
Quand on y pense, le tétrapode n’est qu’un tétraèdre plein auquel on a enlevé de la matière et que l’on a sculpté pour obtenir une silhouette élancée et équilibrée dans l’espace. On en arrive naturellement à s’interroger sur le nombre de candidats à ce statut. Ce qui conduit à la question fondamentale du nombre de polyèdres réguliers existants dans la nature.
figure I‑9 : Il n’existe que cinq polyèdres réguliers convexes inscriptibles dans une sphère. Ce résultat, connu des grecs anciens, ne sera démontré qu’au XIXème siècle par Cauchy.
Déjà les anciens concluent, sans le démontrer, à une propriété remarquable : alors qu'il est possible d'inscrire dans un cercle une infinité de polygones équiangles et équilatéraux, il n'existe que cinq solides réguliers inscriptibles dans la sphère.
Ce sont, le tétraèdre : 4 faces triangulaires équilatérales ; l’octaèdre : 8 faces triangulaires équilatérale ; l’icosaèdre : 20 faces triangulaires équilatérales ; le cube : 6 faces carrées ; le dodécaèdre : 12 faces pentagonales équilatérales.
En d'autres termes, la sphère, à la différence du cercle, ne se laisse pas diviser d'une infinité de manières en portions égales, mais de cinq façons seulement. Résultat d’autant plus inattendu que la sphère est l'analogue du cercle ; deux figures parfaites, l’une volumique, l’autre plane.
figure I‑10 : Port de Safi en 1954, coffrage et armatures d’un bloc tétrapode de 25 tonnes, en béton armé, éventuellement précontraint le long des quatre pieds ; les armatures comprennent par pied, neuf barres en acier de 20 mm de diamètre, maintenues par deux cerceaux métalliques ; l’un de 12 et l’autre de 16 mm.
G. Une idée profonde
En partant du schéma indiqué plus haut (tétraèdre sculpté), on peut imaginer d’autres types de blocs en faisant subir la même opération aux arêtes de polyèdres réguliers plus généraux. Cependant, comme on l’a vu, il n’y en a que cinq : tétraèdre, hexaèdre, octaèdre, icosaèdre et dodécaèdre. D’où des blocs à 4, 6, 8, 12 et 20 pieds. Il n’y en pas d’autres. Par exemple, le pentapode n’existe pas.
Si l’on récapitule, on arrive à une conclusion surprenante. Mis à part le tétraèdre, les quatre autres polyèdres ont tendance à rouler sur eux‑mêmes, en ce sens qu’ils ressemblent plutôt à une sphère grossièrement modelée. Ils sont donc à exclure car ils n’ont pas l’enchevêtrement nécessaire. Le tétrapode est de ce point de vue un objet exceptionnel.
Par ailleurs, placés en vrac ou non, les tétrapodes s'accrochent très bien entre eux, et préservent 50% de vides, ce qui leur permet d’absorber l’énergie de la houle ; et en particulier d’en limiter l’effet de gifle. Le pouvoir d’absorption est en moyenne de l’ordre de 55% et peut atteindre 80%.
Enfin, pour optimiser la mise en place et assurer une bonne cohésion, les tétrapodes sont, en général, disposés en deux rangées.
figure I‑11 : Vue en perspective de trois des quatre pieds d’un tétrapode ; ils sont tronconiques, équidistants dans l’espace et centrés autour d’une même sphère.
H. Talon d’Achille
Un bloc tétrapode privé d’un pied est voué à une destruction rapide. Un pied supplémentaire serait donc précieux, mais Cauchy interdit les blocs à cinq pieds, si on suppose ceux‑là également répartis dans l’espace.
Il y a plus préoccupant : ni les formules, ni les essais sur modèles réduits ne rendent compte des conditions de rupture.
En effet, les matériaux utilisés pour les modèles ne transposent pas, à l’échelle de la maquette, les propriétés mécaniques du béton. Par exemple, un modèle de tétrapode au 1/50, prévu en bon béton à 400 kg/cm2, devrait s’écraser sur les modèles sous une contrainte de 8 kg/cm2, ce qui correspond à peu près à la contrainte d’écrasement d’un biscuit.
Enfin, des blocs de formes élancées, comme les tétrapodes, et de très gros poids unitaire, compris entre 40 et 60 tonnes, subissent dès la pose, sous leur gravité propre, des contraintes statiques non négligeables.
Aussi, une grande prudence s’impose, dans l’interprétation des résultats des expériences de simulations effectuées en laboratoire. Car les blocs modèles étant indestructibles, l’essai n’est pas, sur ce point, concluant. Tant que des matières nouvelles n’auront pas été inventées pour assurer une similitude des ruptures, des méthodes devront être imaginées pour évaluer ce risque
I. Résilience
En 1950, le Maroc est le premier pays au monde à étudier, à expérimenter et à utiliser le bloc tétrapode dans le domaine maritime. (Brevet déposé à Casablanca le 19 février 1951 sous le numéro 6 946). Cet héritage fait désormais partie du patrimoine commun de l’humanité.
Mais depuis 1962, ceux qui président aux destinées du secteur portuaire marocain ignorent totalement cette remarquable performance.
Parmi les innombrables égarements, disons qu’en 1964, ils sollicitent très officiellement «une notice explicative sur l’utilisation des tétrapodes pour les ouvrages à la mer» (note n°4 398T du 19 février 1964). Ils récidivent en 1970, puis trois ans plus tard (lettre CB/MD du 16 août 1972). Tout de même, cela faisait plus de dix ans que l’on produisait des tétrapodes à Safi, Tanger, Martil et Mehdia. Sous cet angle, la situation apparait grotesque, l’incompétence tragique et la récurrence inquiétante.
Cependant, malgré la malveillance et l’ingratitude, les tétrapodes, fabriqués et posés en 1950 à Casablanca, se dressent toujours au milieu des vagues et affichent une excellente santé.
Battus en permanence par la houle, soumis aux cycles incessants des marées et malmenés par les tempêtes, ils sont, aujourd’hui, la preuve tangible que l’on peut faire du béton armé durable, ne nécessitant ni entretien ni autre protection cathodique.
Par delà l’hommage qu’il convient de rendre à la résilience de ces tétrapodes, il est venu le temps d’apprendre à conserver pour transmettre. C’est le seul moyen de maintenir un lien fertile entre nos ancêtres et nos enfants, de lancer le défi de la mémoire vivante et de lutter contre l’oubli.
On prendra donc, avec respect, un à un ces blocs et on les installera à l’entrée de chaque port, d’abord pour rappeler aux générations futures que le Tétrapode maritime est né au Maroc, mais aussi pour évoquer l'identité plurielle de notre système portuaire.
figure I‑12 : La digue principale du port de M’diq est protégée au moyen de tétrapodes. Ce port, inauguré en 1965, est situé au pied de la falaise de Cabo Negro ; au premier plan, on voit le bassin de pêche. Au fond, à gauche, on distingue l’extension spécialement dédiée à la plaisance (2004‑2009) ; (Photo prise en 2007).