Effets de l’application au Maroc du décret-loi 2.20.292 relatif à l’état d’urgence sanitaire sur la responsabilité du transporteur de marchandises par Mer

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I/ Introduction

Au Maroc, l’état d’urgence sanitaire ainsi que les mesures de prévention et de lutte contre le COVID 19, ont été ordonnés par Décret-loi N°2.20.292 publié au Bulletin Officiel 6867 BIS du 24 MARS 2020.Cet état d’urgence en vigueur jusqu’au 20 AVRIL 2020 a été prorogé au 20 MAI 2020.

Pour éviter la propagation de la pandémie, le Ministère de la justice a ordonné la suspension des audiences des tribunaux à l’exception de celle concernant les personnes poursuivies en état de détention, des dossiers en référé et des dossiers d’instructions. Cette réduction des services de la justice ne permet pas aux destinataires et aux assureurs de la marchandise d’effectuer les formalités judiciaires exigées pour sauvegarder leurs droits contre le transporteur

C’est pourquoi l’article 6 de ce Décret-loi dispose que « tous les délais prévus par les textes législatifs et réglementaires en vigueur, sont suspendus durant la période de l’état d’urgence sanitaire déclarée et jusqu’à l’annonce officielle de sa fin. Les délais précités reprennent à courir à compter du jour suivant la levée de l’état d’urgence sanitaire. »

II/ Quels sont les effets économiques de cet état d’urgence sanitaire sur les transports maritimes au Maroc ?

S’il est encore trop tôt de chiffrer sur le plan économique les conséquences de la pandémie du Covid 19, force est de constater que le ralentissement du commerce chinois a entrainé celui du commerce mondial. Ce ralentissement a eu rapidement un effet sur le prix du pétrole qui est passé de 65$ le baril en janvier à 50$ à fin février, puis à 30 $ au début du mois de Mai 2020.

Au Maroc les différents organismes intéressés au transport (ANP, TMSA,MARSA MAROC,APRAM,AMLOG …) s’accordent à dire que toutes les activités maritimes et notamment celles de la croisière et du transport des passagers sont touchées de plein fouet par cette crise sanitaire.

Certains navires se trouvent interdits d’accoster ce qui est le cas des paquebots ,d’autres sont parfois obligés d’observer la quarantaine avant d’être autorisés à accoster, ce qui entraîne une prolongation de la durée du voyage avec tous les risques susceptibles d’en découler.

La branche la moins affectée est le transport des marchandises qui semble fonctionner normalement, même si l’on constate que les navires se trouvent souvent en position de magasins flottants et que le stockage intermédiaire en transit, entre le déchargement et la livraison, a tendance à se prolonger . De possibles retards et avaries à la cargaison pourront être enregistrés à la livraison, même s’i l’on ne note pas de blocages majeurs aux ports.

III / Quels sont les effets de cet état d’urgence sur l’activité portuaire ?

Selon les chiffres disponibles et notamment le communiqué de presse de l’ANP daté du 8 AVRIL 2020, les ports marocains gérés par cette Agence ont enregistré au cours du 1er trimestre 2020 une hausse de 2,7% en nombre de navires et de 7,3% en volume des échanges.

Les importations de céréales, de charbon et de pétrole ont augmenté en moyenne de 7,4%.

Les exportations d’engrais, phosphates, conteneurs, produits sidérurgiques, bois et dérivés ont augmenté en moyenne de 7, 2%.

Suivant le journal « l’Economiste » du 27 AVRIL 2020, « il n’y a pas d’impact visible sur le trafic au port de Casablanca. Du moins à l’import. Entre le 14 et le 26 AVRIL, une trentaine de navires étaient à quai, pour décharger leur cargaison, ou en attente en rade du port. Ces derniers, représentaient les deux tiers du nombre des arrivées au port de la capitale économique (20 bâtiments). C’est dire l’intensité de l’activité portuaire. Avec à la clé 7 grands céréaliers. Mauvaise campagne céréalière oblige, l’import des blés, orge et maïs est promis à une forte hausse. Surtout, que le gouvernement a décidé le gel des droits d’importation. Mais le trafic porte aussi sur d’autres biens en vrac solide ou liquide. Entre le 27 avril et le 11 mai prochain, il est programmé l’arrivée de 31 navires. »

Ainsi, la crise sanitaire du COVID 19 impacte les secteurs du transport maritime de façon inégale. Si la croisière semble être la plus touchée, le transport des marchandises semble plutôt bien s’en sortir même si les périodes de quarantaine et de confinement risquent d’occasionner un prolongement des délais habituels du transport, des avaries aux marchandises, et un retard plus ou moins important à la livraison des marchandises.

IV/ Comment le retard à la livraison est-il réglementé en Droit Marocain ?

Avant le 1er novembre 1992, date d’entrée en vigueur des règles de Hambourg le retard à la livraison des marchandises transportées par mer n’était pas réglementé au Maroc. Pour combler ce vide juridique, la plupart des tribunaux étaient obligés de recourir au droit commun. (V. Mohamed Laazizi : « Les Règles de Hambourg et la responsabilité du transporteur de marchandises par mer : esquisse d’une évolution », Thèse de Doctorat en Droit, Université de Nantes, 1987, p : 117 et suite)

Actuellement, cette question et d’autres sont débattues en doctrine, en marge du Décret-loi N°2.20.292 précité (V. par ex Maitre A.ELBAKOURI « EFFETS JURIDIQUES DU COVID 19 SUR LES DELAIS DE RECOURS EN MATIERE CIVILE », article en langue Arabe, in Revue de l’Académie Arabe d’Arbitrage MARS 2020).

Ces questions portent notamment sur le point de savoir si ce Décret-loi et ces mesures sanitaires (restrictions de quarantaines, ordre de confinement ) dispensent le destinataire des délais de réserves et d’action en responsabilité contre le transporteur maritime de marchandises et d’autre part s’ils constituent ou non, une force majeure de nature à libérer le transporteur maritime de toute responsabilité .

V/ Quel est le sort des délais des réserves et d’action en responsabilité contre le transporteur maritime de marchandises ?

En réponse à cette question, le Décret-loi N°2. 20.292 précité relatif à la déclaration de l’état d’urgence sanitaire au Maroc, prévoit notamment le report des délais qui viendraient à expiration au cours de ces périodes, jusqu’au lendemain de la levée de cet état d’urgence sanitaire.

Seuls en sont exclus, les délais d’appel de jugements rendus à l’encontre de personnes poursuivies en état de détention, le décompte des délais de mise en garde à vue et des durées de détention préventive. Ces termes incluent de l’avis des auteurs, les délais d’émission des réserves ainsi que les délais d’action en responsabilité contre le transporteur maritime, par voie judiciaire ou arbitrale.

Ces délais de réserves et d’action ne sont pas les mêmes en droit interne et en droit international, et ils diffèrent en fonction de la nature des dommages.

VI / En cas de pertes et d’avaries aux marchandises quels sont les délais de protestation prévus par le Droit Marocain ?

Les transports internes sont régis par le Code de Commerce Maritime (DCCM) du 31 Mars 1919 (V. Mustapha El Khayat, Le Maroc et les Règles de Rotterdam in : « logistique du commerce extérieur du Maroc, un levier de compétitivité » Mélanges en l’honneur de Gilles Paché, p : 119 ; Imprimerie Najah Al Jadida(CTP) Casablanca 1° édition 2017).

L’art.221 de ce Code impose au destinataire pour la recevabilité de son action en responsabilité contre le transporteur maritime, la prise de deux mesures en cas de pertes ou d’avaries de marchandises :

a- la notification au transporteur maritime d’une lettre de réserves dans les huit jours suivant la livraison, par courrier recommandé ou par acte extrajudiciaire,

b – suivie d’une action en justice dans les 90 jours.

L’absence de l’une de ces mesures, est sanctionnée par la forclusion du destinataire qui perd tout recours contre le transporteur maritime.

VII / Quels sont les délais impartis aux destinataires en cas de transports internationaux ?

Les transports internationaux sont régis au Maroc par les règles de Hambourg du 31 mars 1978 qui disposent (art.19) que :

-lorsqu’il s’agit de dommages apparents, le destinataire doit émettre ses réserves au plus tard le premier jour ouvrable suivant la livraison,

-lorsqu’il s’agit de dommages non apparents le destinataire doit émettre ses réserves dans les 15 jours consécutifs suivant cette livraison

Le délai d’introduire une action judiciaire ou arbitrale en responsabilité contre le transporteur est de deux

ans.

VIII / Qu’en est-il du cas du retard à la livraison ?

Le code de commerce maritime Marocain ne s’applique pas au retard à la livraison comme souligné précédemment.

Par contre Les Règles de Hambourg (Art.19-5) réglementent le retard et disposent qu’aucune réparation n’est due pour le préjudice résultant du retard, si le destinataire n’adresse pas ses réserves au transporteur dans les 60 jours suivant la livraison (voir : Mohamed Laazizi : « le retard à la livraison et la responsabilité du transporteur de marchandises par mer », Annuaire de Droit Maritime et Aérospatial, Tome XII, Université de Nantes -1993, P : 325).

IX/ Cet état d’urgence sanitaire est-il une force majeure libératoire pour le transporteur ?

Toute la question est de savoir si la crise sanitaire ordonnée par le décret précité constitue ou non un cas de force majeure exonérant le transporteur de sa responsabilité.

Sur le plan législatif, l’article 221 du DCCM dispose que le transporteur maritime est « responsable de toute perte ou avarie occasionnée aux marchandises aussi longtemps qu’elles sont sous sa garde à moins qu’il ne prouve la force majeure ». Les tribunaux Marocains interprètent sévèrement cette notion et ne libèrent le transporteur en cas de dommages à la cargaison qu’en présence d’un évènement extérieur, imprévisible et insurmontable. Elle a considéré par exemple qu’une tempête exceptionnelle de Force 12 BF en hiver est parfaitement prévisible et ne saurait constituer un cas de force majeure libérant le transporteur de sa responsabilité.

Les règles de Hambourg (article 5-1) n’exigent pas du transporteur pour se libérer de sa responsabilité, la preuve d’un événement de force majeure, c'est-à-dire d’un évènement extérieur, imprévisible et insurmontable, mais seulement la preuve que celui-ci et ses préposés et mandataires ont exercé une diligence raisonnable pour éviter l’évènement et ses conséquences. (V. Mohamed Laazizi : « les règles de Hambourg vues par le transporteur maritime Marocain », Revue Marocaine de Droit et d’Economie du Développement n 38 ; 1996/1997 ; p : 117).

Ces règles disposent en effet (art.5-1) que « le transporteur est responsable du préjudice résultant des pertes ou des dommages subis par les marchandises ainsi que du retard à la livraison si l’évènement qui a causé la perte le dommage ou le retard a eu lieu pendant que les marchandises étaient sous sa garde au sens de l'article 4 , à moins qu'il ne prouve que lui-même ses préposés ou mandataires ont pris toutes les mesures qui pouvaient raisonnablement être exigées pour éviter l’évènement et ses conséquences. »

X/ Quelle est la position de la Doctrine ?

Certains auteurs au Maroc débattent de cette question (V. Maitre S.Fassi Fihri : « La force majeure à l’épreuve du Coronavirus », Revue BFR 18 MARS 2020) ; (Maitre Khadraoui « Effets juridiques du COVID 19 sur les engagements contractuels » Revue de l’Académie Arabe d’Arbitrage MARS 2020), sur la base du droit commun qui exige d’un évènement, les caractères extérieur, imprévisible et irrésistible pour que celui-ci soit qualifié de cas de force majeure .

Or, il est à noter que cette question est nuancée en droit des transports maritimes, généralement imprégné de la notion de fortune de mer et de partage des risques maritimes entre les intérêts navire et cargaison. La convention de Bruxelles de 1924 par exemple édicte une liste de 17 cas exceptés de la responsabilité du transporteur, outre le cas d’innavigabilité du navire, en leur donnant ainsi l’effet libératoire de responsabilité, sans en exiger ces trois caractères de force majeure. L’art (4-2, g/h) prévoit nommément l'exonération du transporteur maritime de toute responsabilité, si la perte ou le dommage provient d’une contrainte de prince (art 4-2,g), ou d'une restriction de quarantaine (art 4-2,/h).

Les règles de Hambourg n’ont pas repris nommément ces causes d’exonération de la convention de Bruxelles. Contrairement à celle-ci, elles posent un principe général d'exonération (preuve par le transporteur d’avoir pris les mesures raisonnablement exigées pour éviter l’événement et ses conséquences) et édicte des causses particulières de libération du transporteur (le sauvetage, l’incendie, les risques tenant au transport en pontée régulier, et les risques inhérents au transport d'animaux vivants.

Ce principe général d’exonération évoque sans doute l’idée de force majeure, mais sans en exiger les caractères absolus d’un évènement irrésistible insurmontable. Il s’agit à notre avis d’un évènement qui ne peut être ni évité, ni surmonté par l’exercice d’une diligence raisonnable. Les Règles de Hambourg imposent certes au transporteur d’éviter l’événement est ses conséquences en prenant, non pas toutes les mesures nécessaires mais, toutes les mesures raisonnables normalement exigibles d’un bon transporteur ; il s’agit d’une diligence à la mesure des capacités humaines et non pas d’une diligence absolue à laquelle nul n’est tenu.

XI / Quelle est la position de la Jurisprudence ?

Les tribunaux ont un rôle important à jouer en la matière. Qualifier la crise sanitaire de force majeure ou non dépend de l’appréciation des juges du fond .Ils doivent déterminer si la pandémie du COVID 19 et la restriction de quarantaine qui s’en est suivie constituent ou non des cas de force majeure.

Dans deux arrêts n° 706 et 2516 rendus respectivement le 5 avril 1988, et 29 Décembre 1988 (non publiés, cités par Maitre Y. Bennouna in « La responsabilité du transporteur maritime à la lumière du Droit Marocain », Ouvrage en langue arabe, Sochepress 1993, p.86) la cour d’appel de Casablanca a jugé qu’une tempête durant le mois de février est parfaitement prévisible et ne pouvait constituer un cas de force majeure. Elle a jugé en conséquence que le capitaine du navire en question devait prévoir la survenance d’un tel événement et prendre toutes les mesures pour l’éviter ou le surmonter ».

Ainsi, le pouvoir discrétionnaire des juges du fond en la matière est considérable mais la qualification est une question de droit, soumise au contrôle de la Cour de Cassation.

Cette interprétation restrictive et sévère a été rendue sous l’empire du DCCM, plusieurs années avant l’entrée en vigueur des Règles de Hambourg et ne tient pas compte de la notion de fortune de mer et des risques de mer qui caractérisent la navigation maritime. Les Règles de Hambourg allaient atténuer cependant cette sévérité et donner un sens plus large à la notion de force majeure en permettant au transporteur de se libérer de sa responsabilité en prouvant la prise non pas de toutes les mesures nécessaires et absolues, mais simplement de prise des mesures raisonnables exigibles d’un transporteur diligent, pour éviter l’évènement et ses conséquences,

Ainsi, sans imposer au transporteur maritime la preuve d’un événement extérieur, imprévisible et insurmontable, les règles de Hambourg permettent au transporteur maritime de se libérer de sa responsabilité, s’il prouve que lui-même ses préposés et mandataires ont pris simplement toutes les mesures raisonnables pour éviter le dommage et ses conséquences. Ainsi, on ne voit pas logiquement, ce que le transporteur maritime pourrait prendre comme mesures raisonnables pour éviter la survenance de l'épidémie, ainsi que le confinement sanitaire et les restrictions de quarantaine imposées par les autorités, ni le retard à la livraison qui en est résulté.

Or comme signalé précédemment, la convention de Bruxelles prévoit expressément comme causes d’exonération du transporteur maritime la restriction de quarantaine et l’ordre de l’autorité (art. 4-2, g/h).La jurisprudence a constamment exonéré le transporteur maritime pour restriction de quarantaine ou ordre des autorités (V. Y. Bennouna ; ouvrage précité, p.87)

Par conséquent, et même si le Maroc n'est pas partie à la convention de Bruxelles, il est fort probable que les magistrats s’en inspireront pour qualifier ou non de force majeure exonératoire de toute responsabilité du transporteur au sens du DCCM et des règles de Hambourg, ces restrictions de quarantaine imposées par les autorités ainsi que le retard à la livraison qui en a découlé.

En faveur de cette interprétation on peut avancer un précédent jurisprudentiel concernant l'exonération du transporteur maritime pour Freinte de route concernant des manquants relevés à la livraison sur des marchandises en vrac. En effet, et alors que la convention de Bruxelles (art 4-2, m) prévoit expressément cette freinte comme cas excepté de la responsabilité du transporteur, les règles de Hambourg ne contiennent pas de dispositions similaires.

Après des années d'hésitations, les tribunaux marocains, les cours d'appel et la Cour Suprême (devenue aujourd’hui la Cour de Cassation) ont finalement admis le bénéfice de cette exception en faveur du transporteur maritime (V. Mohamed Laazizi : « le transporteur et l’assureur maritimes de marchandises, ont-ils encore le droit de bénéficier de la freinte de route en droit Marocain ? » in Le Droit Maritime dans tous ses états, Presses Universitaires d’Aix Marseille-2016, p : 167).

Par conséquent, et sans être catégorique, on peut dire que ce sera là l’interprétation qui en sera faite probablement par les tribunaux Marocains.

XII / CONCLUSION

En conclusion, le Décret précité a suspendu les délais qui s’imposent aux destinataires et à leurs assureurs subrogés dans leurs droits, soit pour émettre leurs réserves à l’encontre du transporteur maritime en cas de dommages à la cargaison ou de retard à la livraison , soit pour l’exercice de l’action en responsabilité contre ce transporteur. Ces délais, ainsi mis entre parenthèses pendant toute la durée de cette crise sont suspendus et reprendront, le lendemain de la levée de ces mesures sanitaires.

En ce qui concerne la qualification de ces mesures de force majeure exonératoire de toute responsabilité du transporteur maritime, la réponse parait positive même si la question relève en définitive de l’appréciation souveraine des tribunaux. Néanmoins, il faut souligner que même si cette exonération serait acquise au transporteur, les armateurs sont moins préoccupés par le souci d’échapper à leur responsabilité (couverte du reste auprès de leurs P&I Clubs), en cherchant à invoquer des cas de force majeure, que par la préparation de l’après Corona, en recherchant surtout les moyens de développer leur business et donner entière satisfaction à leur clientèle.

Mohamed Laazizi

Docteur en Droit Maritime et Aérien

C&O du Cabinet d’Expertise et de consulting INSTRASOL