Avec un chiffre d’affaires estimé à 460 millions d’euros en 2010, Evian reste une source miraculeuse pour le géant de l’agroalimentaire, dont le pôle eaux compte également Badoit et Volvic. Certes, la marge opérationnelle de l’activité (12,5%) n’est pas aussi florissante que celles des produits laitiers (13,7%) et de la nutrition médicale (20,5%). Depuis trois ans, ce business se voit sans cesse pilonné par les eaux de source à bas prix, sans parler de la concurrence du robinet. Et la presse anglo-saxonne annonce régulièrement la revente de la branche, comme le prédisait encore le «Wall Street Journal» en octobre dernier.
Oui, mais voilà. Tous les analystes vous le diront : dans une entreprise obsédée par l’idée d’«apporter la santé au plus grand monde», Evian n’est pas à vendre. «Ce serait une grossière erreur, se mêle un concurrent. Retirez ce fleuron du portefeuille de Danone, et c’est tout le discours sur la santé qui vacille.» Au reste, les chiffres sont à nouveau prometteurs. Après un plongeon en 2009 (– 6,5% en volume), la société est remontée à la surface l’an dernier (+ 2,7%). Et progresse désormais en dos crawlé depuis le premier trimestre 2011 (+ 5%). Selon le cabinet Millward Brown, la marque serait même valorisée à 907 millions d’euros, plus qu’Aquafina (785 millions) et Perrier (653 millions), les pépites aquatiques de Pepsi et de Nestlé. «Les équipes de Danone ont mené un travail remarquable pour relancer Evian», admire Jean-Daniel Pick, associé chez OC & C Strategy Consultants.
Pour commencer, la multinationale n’a pas voulu transiger sur la qualité du breuvage. Le croirait-on ? Depuis que le visionnaire Antoine Riboud, père de Franck, a racheté la Société anonyme des eaux minérales de Cachat (SAEMC), en 1970, la composition de l’Evian n’a pas bougé d’un iota. Presque pas de nitrates (4 mg/l), une bonne dose de magnésium (26 mg/l) et toujours cette richesse en silice (15 mg/l). Bien sûr, cette stabilité exige que rien ne change dans l’écosystème alentour. Mais elle permet à Evian d’obtenir le précieux statut d’«eau minérale» auprès de l’Académie nationale de médecine. Là où une marque comme Cristaline doit se contenter de la mention «eau de source», sa potion étant puisée dans une quinzaine de sites distincts. «Chez Danone, on ne joue pas avec la nature, cingle Patrick Lachassagne, hydrogéologue en chef d’Evian. Dans cinquante ans, notre eau sera toujours la même.»
Vraiment ? Pour comprendre ce mystère, il faut prendre la route qui file entre les sapins vers le plateau de Gavot. C’est ici, au milieu des champs battus par les vents, que dame Nature travaille pour Danone. Loin de toute pollution, la pluie et la neige pénètrent dans le sol, puis s’enfoncent à 200 mètres de profondeur, sous une épaisse couche de moraine. Une fois à l’abri, l’eau va alors cheminer en direction du lac Léman, s’enrichissant de précieux minéraux au contact des roches souterraines. Un voyage de 800 mètres de dénivelé qui dure près de vingt-deux ans. A son arrivée à Evian, miracle : l’eau se présente dans une pureté impeccable, sans la moindre intervention humaine. «Nos fontainiers sont même équipés de combinaisons spéciales afin de ne pas en altérer la composition», précise Patrick Lachassagne.
Ce don de la nature, les équipes d’Evian doivent cependant l’entretenir toute l’année, en faisant assaut de diplomatie auprès des résidants de l’impluvium. Dans cette zone de 35 kilomètres carrés, on compte en effet une cinquantaine d’agriculteurs. Et, si l’un d’entre eux décidait de passer aux OGM, la teneur de l’eau en serait à la longue affectée. Pour avoir ces paysans dans la poche, la firme a monté une association locale (l’Apieme), qui organise une réunion toutes les six semaines. «C’est une sorte de cogestion, explique Cathy Le Hec, la représentante d’Evian. Quand un cultivateur veut tester un nouveau mode de production, nous l’aidons à trouver une solution qui respecte l’écosystème.» Concrètement, le groupe débourse environ 300 000 euros par an pour sa tranquillité. Une paille, comparé à ce qu’il aurait dépensé pour racheter des terres. Surtout que l’implication ne s’arrête pas là : si curieux que cela paraisse, l’entreprise est désormais consultée pour chaque demande de permis de construire. Comme le résument les habitants, «on sent ici l’influence de Danone, jusqu’au goût de notre fromage».
La mairie n’échappe pas non plus au lobbying du groupe. Pour utiliser le nom de la station à des fins commerciales, Danone doit verser une redevance annuelle, dont le montant est tenu secret. Selon nos informations, celle-ci s’élèverait à 9 millions d’euros pour l’eau, auxquels s’ajoutent 3 millions pour la concession du casino et des deux hôtels. «Une bonne moitié du budget municipal», confie Marc Francina, le député-maire apparenté UMP d’Evian. Qui se défend pourtant de faciliter la vie de Franck Riboud. A preuve, il rappelle que le contrat entre Danone et la ville prendra fin en 2027. Et qu’il faudra renégocier. On lui demande si le voisin Nestlé pourra alors mettre la main sur Evian. «Possible, mais j’imagine mal un tel scénario», élude-t-il.
Car Danone maîtrise ici toute la chaîne de fabrication. Pour embouteiller 1,5 milliard de litres par an, le groupe a monté une usine à Publier, près d’Evian, où travaillent quelque 1 200 salariés. Une réplique de Fort Knox, cette fabrique qui tourne 24 heures sur 24, avec ses 13 lignes de production, ses salles étanches et une gare privée de 11 kilomètres. Deux fois par an, un rabbin vient y effectuer de discrets audits, afin de vérifier que les installations respectent les règles casher. Idem avec les autorités musulmanes, dont le certificat halal orne le hall d’entrée. «C’est une jolie reconnaissance de notre niveau d’exigence, explique notre guide. Mais on ne va pas faire de pub là-dessus.»
Parce que la pub, c’est la vraie religion de Danone. Il y a trois ans, la marque avait tenté un spot très institutionnel, rappelant que «60% de notre corps est constitué d’eau». Un flop. «La campagne n’avait pas suscité le désir», euphémise Rémi Babinet, fondateur de l’agence BETC. Pour rallumer la flamme, le gourou de la pub s’est alors replongé dans la saga des bébés nageurs, ce film mythique de 1998 où des nouveau-nés s’adonnaient aux joies de la natation synchronisée. Et, comme on n’arrête pas le progrès, ou du moins les effets spéciaux, il a alors proposé de monter les bébés sur des rollers, le temps d’exécuter une chorégraphie hip-hop.
Un choc, ce film d’une minute. Pour sa première campagne mondiale, Evian a cassé tous les codes de Danone : un slogan universel en anglais («Live young»), aucune mention des bienfaits de la minéralité, même pas de référence aux bouteilles, sinon pour servir de plots aux bébés slalomeurs, et un budget d’à peine 1 million d’euros pour le plan média. Faute de gros moyens, les marketeurs d’Evian ont concentré leurs efforts sur le Web, où ils se sont offert la page d’accueil du site YouTube pendant 24 heures début juillet 2009 (tarif estimé : 55 000 euros). Puis ils ont laissé agir la magie du buzz. Résultat ? Du délire. Le spot officiel a été visionné 120 millions de fois. Sans compter les versions inventées par les internautes. Comme ce jeune blogueur philippin qui a attiré 1 million de curieux en remixant le spot sur le tube «Beat it», de Michael Jackson.
«Même des chaînes américaines comme CBS ou NBC ont parlé de notre pub dans leur JT», se réjouit Michael Aidan, le patron d’Evian monde. Qui tente aujourd’hui de refaire le tour de la planète avec sa nouvelle campagne, où les sosies de Drew Barrymore et de Sébastien Folin sont affublés de tee-shirts floqués de corps de bébés. Sur le Net, les internautes sont ainsi invités à se tirer le portrait avec leur webcam, juste au-dessus du tee-shirt spécial nourrisson, et les voilà aussitôt dans le clip. «Ça marche très fort, conclut Aidan. Avec 10 000 personnes dans la chaîne, notre pub dure plus de 3 heures et demie et vient d’entrer dans le “Guinness des records”.»
Bien sûr, toutes ces facéties ont un but : augmenter le prix de la bouteille d’Evian. «Premiumiser» la marque, comme martèlent les spécialistes. En Europe, c’est raté : pour résister à l’attaque des premiers prix, les fabricants d’eau minérale doivent multiplier les promotions. Quand Vittel offre trois packs pour trois achetés, Evian en cède deux à l’œil. «Mais nous n’irons pas au-delà», promet Véronique Penchienati, la patronne du pôle eaux de Danone France.
Loin du Vieux Continent, en revanche, où Evian écoule un bon tiers de ses volumes, la maison s’en donne à cœur joie. 8 dollars la bouteille en verre de 75 centilitres dans un hôtel Marriott américain, 10 euros dans un bar branché de Dubai, voire 17 euros pour les heureux clients du restaurant moscovite Pushkin. En Chine, 50 commerciaux font aujourd’hui la tournée des palaces pour leur proposer un contrat dit «first choice». Le deal ? Contre une jolie commission, l’hôtelier s’engage à vendre de l’Evian à peu près partout : à la réception, près de la piscine, sur la table de chevet. «Et même dans la limousine qui vous conduit de l’hôtel à l’aéroport», précise Nicolas Abadie, le grand ordonnateur de ces opérations. Champagne ! Euh, pardon, eau plate !
"article paru sur Capital du 22/7/2011"
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