Chez Danone, tout le monde est entrepreneur

Formation et Réglementation
Typography

Souplesse, réactivité et autonomie… Voilà ce que le groupe agroalimentaire français attend de ses 90 filiales à travers le monde. Les hauts dirigeants comme les jeunes recrues sont dès lors fortement invités à faire preuve d’initiative.


Lorsque le patron de Danone dévoile, fin 2008, son plan Reset pour endiguer la chute des ventes, les analystes financiers ne cachent pas leur scepticisme. Alors que Franck Riboud ne jurait jusque-là que par la montée en gamme, avec ses produits santé (Activia, Actimel, Danacol…), il s’est désormais mis en tête, pour renouer avec la croissance, de rendre ses produits plus accessibles par tous les moyens: baisse des prix, promotions, lancement de références low-cost. En seulement trois mois, le numéro 1 mondial du yaourt est ainsi parvenu à redresser la barre de manière spectaculaire. La clé du succès «Il n’y a pas eu un Reset, mais des Reset», explique-t-on en interne. Les 90 filiales ont ainsi eu carte blanche pour élaborer chacune un plan adapté à leurs spécificités locales. Et si cela a si bien fonctionné, c’est que les 101.000 employés du groupe ont l’habitude de travailler de manière extrêmement décentralisée.

Esprit sportif. Chez Danone, l’autonomie est en effet une valeur cardinale. Ce que Franck Riboud, en grand amateur de sport, résume d’une formule pugilistique: «Pour travailler chez nous, il faut avoir un bon jeu de jambes.» Pas besoin de se plonger dans la lecture assidue de «L’Equipe» pour décrypter le message: souplesse, réactivité et faculté d’adaptation. Voilà le profil du parfait «danoner». Certes, le groupe français est loin d’être un poids plume. En 2011, Danone, qui opère aujourd’hui dans les produits laitiers frais (Activia, Actimel, Taillefine…), l’eau en bouteille (Evian, Volvic, Badoit…), la nutrition infantile (Blédina, Nutricia, Gallia…) et médicale (Fortimel, Infatrini, Nutrison…), devrait dépasser les 19milliards d’euros de chiffre d’affaires. Il reste néanmoins deux fois plus petit qu’Unilever et cinq fois moins gros que Nestlé, ses deux principaux concurrents. Il se doit donc d’être plus réactif. Au «17 H», le siège parisien du boulevard Haussmann, comme dans l’usine de Longchamps, en Argentine ou en Russie, la plus grosse filiale, le mot d’ordre court les étages: «Chez Danone, nous ne voulons pas de clones, ?mais de vrais entrepreneurs.»

Une pointe d’ail. Une simple formule de communicant, Loin de là. Pour commencer, les filiales ont toute latitude pour adapter les blockbusters du groupe aux desiderata des consommateurs locaux. Goût, texture (crémeux, liquide…), conditionnement (pot, sachet plastique…): il existe à peu près autant de variétés d’Activia ou de Danette que de pays dans lequel ces produits sont distribués. En Russie, l’Actimel nature a ainsi un léger goût… d’ail. La raison, La marque se targue d’aider l’organisme «à lutter contre les agressions extérieures». Or, là-bas, on consomme traditionnellement cette plante pour combattre les affections grippales. Malin. A l’automne 2010, la filiale britannique a lancé l’Activia Pouring Yogurt, une version liquide en bouteille Tetra Pak, après avoir constaté que nos voisins d’outre-Manche avaient l’habitude de mélanger yaourt et céréales au petit déjeuner. Un carton. A tel point que le siège a décidé de lancer l’Activia à verser sur le marché français en janvier dernier. Si les filiales se montrent aussi innovantes, c’est qu’elles peuvent s’appuyer sur une vingtaine de centres de recherche à travers la planète, lesquels bénéficient du soutien du vaisseau amiral de Palaiseau, près de Paris, où phosphorent 200 chercheurs. Des Géo Trouvetou qui ont à leur disposition une collection unique au monde de près de 4.000 souches de bactéries lactiques.

Cette méthode de décentralisation s’applique à toutes les fonctions de l’entreprise. Afin de toucher les habitants des townships en Afrique du Sud, la filiale locale de Danone teste ainsi depuis plusieurs années un étonnant système de distribution. Des «Dani Ladies», des mères de famille qui vivent sur place, pratiquent le porte-à-porte pour vendre les yaourts Danone. La filiale belge, elle, a inventé un modèle de suivi de carrière particulièrement performant pour atteindre un meilleur équilibre hommes-femmes dans l’entreprise. A titre d’exemple, les RH doivent présenter au moins une candidate pour chaque poste de manager à pourvoir.

Le raout annuel d’Evian, où Franck Riboud réunit en septembre les 200 principaux dirigeants du groupe, est l’occasion de mettre ces bonnes pratiques en vitrine. «Nous y organisons entre autres des “workshops” pour accompagner la transformation des filiales sur des enjeux clés de business», détaille Claire Marsal, directrice du projet Growth Too. Au siège parisien, où travaillent 600 personnes, les responsables de division (eau, produits frais, nutrition infantile et nutrition médicale) et les directeurs des principales fonctions (marketing, finance, RH…) jouent le même rôle d’experts. Une interrogation sur le droit des marques, une décision technique pour augmenter la capacité d’une usine, Les «consultants de luxe» sont à la disposition des filiales.

Mais les managers peuvent aussi échanger des informations directement sur l’Intranet. Un «who’s who» permet d’identifier les gens par fonctions et par domaines de compétences, d’après les différents postes qu’ils ont occupés. Les danoners ont aussi la possibilité de se connecter au Dan 2.0, un réseau social interne, pour dialoguer sur des questions professionnelles, mais aussi dans le but de créer des communautés d’intérêt. S’ils doivent faire preuve au quotidien d’une grande autonomie, les collaborateurs de Danone sont donc loin d’être livrés à eux-mêmes.

Chaires d’entreprises. Un état d’esprit que les recruteurs cherchent à déceler chez les jeunes diplômés qui postulent par milliers chaque année. Surtout dans les métiers du marketing, de la vente et du management. «Nous cherchons des gens responsables, qui se fixent des objectifs ambitieux», prévient ainsi Muriel Pénicaud, la DRH du groupe. Si l’entreprise essaie de diversifier son recrutement en s’ouvrant notamment aux universités, 55% des jeunes recrues de l’encadrement proviennent d’une école de commerce, avec une préférence pour les plus prestigieuses: HEC, l’Essec ou l’EM Lyon.

Pour attirer les futures pépites, Danone dépense chaque année plusieurs millions d’euros dans le financement de chaires d’entreprises (HEC, Centrale, AgroParisTech…) ainsi que dans l’organisation de gigantesques concours faisant s’affronter des étudiants du monde entier. Ainsi, à la nuit UniverSell, les aspirants commerciaux se confrontent à des managers confirmés du groupe jusqu’aux petites heures du matin?: jeux de rôle, ateliers, «speed dating», tout y passe. «Déjà du 100% Danone: une ambiance amicale, où les gens vous adoptent tout de suite, mais où on scrute méthodiquement votre comportement et votre personnalité», témoigne un participant.

 Jeu sans frontières. Pour les prétendants managers à haut potentiel, les Trust Days sont devenus un must. Dans un climat plus électrique, les équipes, sélectionnées par écoles et par pays, sont lancées dans une compétition ultraréaliste. En se mettant dans la peau d’une «task force» opérationnelle, elles doivent répondre à un challenge économique précis. Exemple?: comment développer le marché des produits laitiers frais en augmentant la consommation par habitant de 10% en trois ans Depuis 2004, plus de 20.000 étudiants ont pu mettre leur créativité à l’épreuve. Plus d’un millier d’entre eux se sont vu offrir un stage, passage obligé pour un recruté sur deux. Mais 300 seulement ont réussi à décrocher un CDI.

Danoners et danosaures. Des nouvelles recrues qui sont immédiatement plongées dans le grand bain. Le style Danone, c’est la bise dès le premier jour, des messages d’accueil à la cafétéria, le tutoiement dans la minute, et surtout une responsabilisation précoce. Pauline Liabeuf en a fait l’expérience à Bruxelles, où elle s’est retrouvée à la tête d’un programme de lutte contre l’obésité des enfants via la réalisation d’un jeu de société diffusé dans un tiers des écoles du pays. «J’étais stagiaire et la plus jeune “project leader” de l’entreprise, mais déjà chargée d’une équipe de cinq personnes et en contact avec des diététiciens, des enseignants et des techniciens», raconte la jeune femme, fière d’avoir décroché entre-temps un CDI, mais surtout de pouvoir présenter les résultats de son opération à d’autres filiales, histoire de faire circuler l’idée dans le groupe.

Chez Danone, le développement individuel tient lieu de plan de carrière. «Mieux qu’un “great place to work”, nous voulons être un “great place to grow”», lance la DRH dans ce mélange d’anglais et de français qui caractérise les danoners. Pas seulement une formule choc: la rémunération des 1500 hauts dirigeants du groupe est liée, pour un tiers, à la progression de leurs collaborateurs. A eux de déceler chez un jeune contrôleur de gestion cette aptitude à entraîner les autres qui en fera un bon chef d’équipe commerciale. Ou à accompagner les «danausores» – comprenez: les seniors – dans l’apprentissage des nouvelles technologies. Pour cela, les managers privilégient le «team building». Exemple?: parcourir la capitale en 2CV sous prétexte d’aller visiter des magasins et y flairer les tendances. Et une réunion de travail, pourquoi ne pas la faire à la maison,On en profitera pour organiser le concours du meilleur goûter?! Certains craquent, comme cet ancien responsable commercial?: «Avec la pression sur les résultats, aussi forte que partout ailleurs, cette convivialité extrême devient parfois trop lourde. Tout le monde est en permanence sous l’œil, donc le jugement, des autres».


Promotion express. Mais pour ceux qui parviennent à s’adapter à l’esprit maison, l’ascension peut être très rapide. Un bon collaborateur se verra offrir une promotion en moyenne tous les trois ans, avec la possibilité de se construire une carrière à la carte. Dimitri Vander Heyden peut en témoigner. Ce commercial s’est retrouvé en quelques années en première ligne pour négocier avec les grandes centrales d’achats. Puis il décide, en 2010, de répondre à l’offre de Danone communities, la structure qui parraine des projets dits de «social business», pour aider pendant neuf mois un producteur sénégalais à commercialiser son yaourt. «J’ai organisé tout le plan commercial, mais j’ai dû me frotter aussi à la gestion, à tous les détails concrets de la logistique et de l’approvisionnement.» Une expérience inestimable qu’ont appréciée ses managers lorsque le jeune homme est rentré au bercail.

Un vrai budget formation. Avec une bonne augmentation de salaire à la clé, Rien à voir, répondent les RH. La rémunération n’est pas liée à la réussite de telle ou telle mission, mais au progrès individuel. Quelques critères simples mesurent les niveaux de chacun: importance du business, responsabilité ou non d’une équipe, complexité du marché. Si Danone paie un peu au-dessus de la moyenne du marché, sans compter deux mois et demi de salaire en intéressement et participation, le groupe évite d’être le plus offrant. «Nous ne voulons pas que les gens ne soient motivés que par la rémunération», explique Muriel Pénicaud. «Partir pour 10 ou 15% de plus s’interroge un cadre. Cela ne vaut pas le coup, vu tout que ce que l’entreprise nous offre comme opportunités de carrière.»
Pour que les gens puissent évoluer vite, le groupe investit beaucoup dans les formations. Il y consacre 4,5% de la masse salariale. Et la moitié de ce budget est dévolu au développement de l’«esprit d’entreprise» et au management.

Ainsi, le Danone Leadership College, lancé en 2009, s’adresse aux 15.000 salariés du groupe qui sont chargés des équipes, du marketing aux lignes de production, sans oublier les labos de recherche ni les forces de vente. Ce programme de formation se présente sous la forme de sessions de deux ou trois jours, très axées sur la pratique, où l’on a incité, par exemple, des commerciaux de Clermont-Ferrand à réorganiser leur tournée pour en réduire l’empreinte carbone. «Cette opération a suscité un véritable esprit d’entreprise», se réjouit Catherine Félix, directrice des organisations. Le but est aussi de responsabiliser les gens. Chez Danone, l’opérateur d’une chaîne d’embouteillage sait qu’il peut ralentir la ligne en cas de problème, sans avoir à en référer à un supérieur. Ce qui permet de gagner du temps et d’éviter les catastrophes. Ou, comme pourrait le dire Franck Riboud, d’accélérer le jeu pour éliminer ses adversaires.

"Management du 21/12/2011"

 

Pour réagir à ce post merci de vous connecter ou s'inscrire si vous n'avez pas encore de compte.